Le réveil n'a jamais sonné ce matin là. Cal s'étirait déjà sur son perron lorsque celui-ci aurait du s'alarmer. Mais il aurait réveillé Mara au passage, elle qui dormait d'un sommeil agité depuis quelques nuits, il ne fallait pas la déranger. Ne pas risquer de conversation houleuse, la révélation qui aurait pu faire éclater leur couple. Autant ne pas lui parler du tout. Il ne trouvait pas le sommeil depuis ces derniers jours, ils étaient synchronisés dans leur anxiété, mais il restait les yeux ouverts, lui. Déjà habitué à ne peu dormir, il savait pourtant que c'était sa fatigue et son acharnement au travail qui l'avait mené à déclencher cette foutue maladie. Cal avait beau essayer tous les moyens possibles, il ne trouvait pas le sommeil, il ne se reposait pas. Et la peur qui le tenait aux tripes, c'était de se réveiller, un matin, auprès de sa fiancée et de ne plus rien y voir de nouveau. Il ne pourrait plus lui cacher. Elle serait aux petits soins dans les premières semaines puis elle le quitterait car la pression d'avoir un homme aveugle comme mari, au chômage qui plus est, serait beaucoup trop forte pour elle. Après tout, quelle était sa réelle peur au fond ? D'être réellement aveugle, ou de tout perdre ? Sa carrière, sa fiancée, sa dignité. Et celui qu'on surnommait parfois dans les salles de repos de l’hôpital de Canterbury de "beau brun au mains d'or" avait pratiqué son savoir faire sur plus d'une centaine de personnes, mais ne pouvait se sauver lui-même. Quelle ironie lorsqu'on y pensait. Lui qui n'avait jamais accepté de lâcher prise, était sur le chemin de l'obscurité, de l'inconnu, de l'insécurité la plus totale. C'était un condamné qui, perdu dans ses pensées, s'avança sur la route ce matin-là, alors que les voitures affluaient. Non pas car il voulait en finir avec sa vie, mais parce que sa vision se troublait, que ses pensées l'accablaient et que son attention s'envolait. C'est une voix féminine et une poigne le rattrapant en arrière qui lui remit les pieds sur terre. Monsieur ? Monsieur. Monsieuuuuur ! Il en eut le souffle coupé. Mais ouvrez les yeux. Vous avez manqué de vous faire écraser. Et j'aurais pu m'faire tuer avec. Les yeux écarquillés, les mains agressées par le gravier de l'asphalte, il répétait : Excusez-moi, excusez-moi. Le regard dans le vide, la vision dans un flou s'assombrissant de secondes en secondes. Il perdait le contrôle, une fois de plus. Il tâtonna autour de lui, effrayé, mais dans une contenance. Ça va aller ? Vous ne vous êtes pas fait mal ? Il a envie de crier au monde entier combien il a mal. Combien il se sent faible. Combien il veut disparaître. Mais elle est là, cette voix féminine, elle l'interpelle à rester là, ici, à Canterbury et non pas dans la partie la plus sombre de son cerveau. Elle lui rappelle de ne pas s'énerver ou repartir n'importe où, comme sur la route. Je, je ne vois plus rien. Il se racla la gorge et prit une profonde inspiration afin de se calmer. Il devait faire preuve de self-control, même dans cette situation, il le devait. Il le devait. Pouvez-vous m'emmener à l'abri ? Ses paroles semblaient sortir d'outre-tombe, il ne se reconnaissait pas. Lui, le Cal taquin, sûr de lui, charismatique. Il était perdu. Effrayé. Désœuvré.

Oui, pas de souci. Je vous emmène où vous voulez. Il soupira, d'un long soupire prouvant qu'il n'en pouvait déjà plus de cette condition. Il ne l'avait jamais voulu. Jamais il n'aurait cru qu'un jour, il aurait peur de perdre sa vision. Ce n'est pas avec ce genre de peur qu'on vit au jour le jour. On s'effraie des araignées, des papiers de divorce, des sauts dans le vide (physiquement et sentimentalement parlant), mais jamais on ne craint pour sa santé, jusqu'au jour où ça nous tombe dessus. Ce poids, cette condamnation, cette nouvelle condition qui vient nous ronger jusqu'au plus profond de notre être, nuit et jour. Vais-je m'en sortir ? Quel va être mon futur désormais ? Mes proches me soutiendront-ils jusqu'au bout ? Il était loin le temps où Cal s'inquiétait pour des choses futiles. Et il regrette de ne pas avoir profité comme il se le devait de ce long moment, ces trente trois ans derniers, où il a vécu normalement, sans réellement se soucier du lendemain. Cette femme pouvait l'emmener à la morgue, ça irait plus vite. Un peu dramatique le brun, oui. Levez la jambe, nous allons monter le trottoir. Cal serra les dents, ravalant sa fierté au passage. Son pas se fit hésitant, sa colère silencieuse. Il se retenait à celle sans qui il ne pourrait avancer. Celle qui venait de le sauver d'un accident certain, voir pire. Faut-il que j'appelle quelqu'un ?  Il s’assit, avec précaution, tout en lâchant le bras de sa bienfaitrice. Il ne prit aucunement la peine de réfléchir. Non. Son ton s'était fait abrupt, bien plus qu'il ne l'eut voulu. Il essaya alors de se rattraper. Je m'excuse pour tout cela, vous avez risqué votre vie, je vous en remercie. Cal était tendu, sa vision était désormais partie, il était plongé dans le noir le plus complet. Et le moindre son lui faisait hérisser le poil. Il se retournait lorsqu'il entendait des voix lui semblant bien plus proches de lui qu'elles ne devraient l'être. Ses phalanges serraient l'accoudoir du banc à en devenir blanches. Et il se sentit de plus en plus perdu. Son pouls n'était plus régulier, son sang tapait au rythme de son cœur accélérant à chaque seconde et il ne savait que faire. Alors sa main erra dans le vide, à la rencontre du bras de la femme se tenant à ses côtés. Il vérifiait qu'elle était toujours là, dans ce silence. Ça va passer, ça va passer. L'une de ses mains se plaqua contre ses paupières. La dernière fois, ce n'était que l'affaire de dix minutes. Ça va passer..