Une occasion, inespérée, peut-être provoquée, de sortir le nez de chez lui. D'aller inspirer le grand air qui s'étend autour de lui, se rappeler la sensation que d'être vivant. Humain. Il clopine, boîte en tentant de cacher le mal, et se fustige de ne pas avoir suivi les consignes du médecin. Mais il ne pouvait s'y résoudre, utiliser une canne à son âge revenait à admettre qu'il était foutu. Quelques semaines, mois tout au plus. Il n'y croyait pas, il avait l'impression désagréable que cela faisait mille ans déjà qu'il titubait. Sa jambe blessée persistait à le faire souffrir, ne pouvant se détacher de cette constante impression de brûlure. Comme si, malgré le feu éteint, sa chair continuait à se consumer. Et il s'en voulait de ne pas avoir été plus attentif, de ne pas avoir fait preuve de ce recul qu'il a pourtant dans la vie de tous les jours. L'émotion, l'adrénaline, la crainte d'une victime de plus. Il pouvait se chercher autant d'excuses qu'il le voulait, dans l'histoire il était fautif. Il était toujours fautif, de toute façon. D'un mouvement nerveux il jette sa clope consumée sur le trottoir, apercevant au loin sa destination finale. Lui même ne saurait dire pourquoi il avait marché quinze minutes jusqu'au café, alors que l'appartement regorgeait de boissons et autres douceurs - merci Patty - qui l'auraient moins épuisé. Mais il avait besoin d'exercices paraît-il, alors quel mal y avait-il à s'offrir une bière pour atténuer sa douleur? - Une blonde s'il-te-plaît Bob. - Il avait assez donné avec les brunes. C'est dans un soupir bienheureux qu'il se laisse tomber sur sa chaise, étendant sa jambe meurtrie là où elle ne causerait de tort à personne. Sauf à lui. Il regarde les gens aller et venir, s'interrogeant sur la vie de chacun, sur la destination, la motivation. Qu'importe qui puisse l'occuper. Et alors qu'il repose son regard droit devant lui, face à la rue, il immobilise le verre qu'il menait à ses lèvres. Interdit, cette désagréable - et pourtant familière - sensation de chaud, puis de froid qui lui parcourt l'échine. Elle était là. Il ne saurait dire si elle l'avait vu, il jurerait pourtant que sa marche a ralenti. Elle arrivait, les cheveux balayés par le vent, aussi belle que la dernière fois qu'il l'avait vue. Et pourtant son cœur se déchira à nouveau, remettant à sang la cicatrice encore fragile. Non, il n'avait toujours pas fait son deuil. Et la revoir - à son insu - après tant d'années et de questions sans réponses était plus douloureux encore que de voir sa jambe brûler. Elle s'arrête à sa hauteur, et c'est un vent glacial qui monte, douce répétition à ses ressentis du moment. - Gill. -

Longtemps elle avait hésité. Elle avait hésité à revenir. Pendant trois ans. Des billets de bus, elle en avait acheté pourtant. Plus d’un. Mais une fois devant les portes, le chauffeur finissait par partir sans elle. Car Gillian, elle n’était pas prête. Elle avait abandonné son frère, comme il l’avait fait avec elle. Elle avait abandonné sa soeur, celle qui n’avait jamais rien demandé à personne. Mais Gill, elle n’aurait jamais su rester dans cette ville. Pas après ce qu’elle avait fait, non. Elle qui avait autant peur de l’abandon, avait elle-même abandonné l’homme qu’elle aimait. Gill n’aurait jamais dû tomber sur cette bague. Sa curiosité la perdre. Mais c’était fait. Et elle ne pouvait revenir en arrière. Elle l’aimait pourtant. Plus que tout au monde. Elle n’a jamais su l’oublier. Elle avait été son premier vrai amour. Il avait été l’homme qui avait balayé d’un baiser toutes ses peurs. Du moins, presque toutes. Car sa peur de l’engagement, elle ne l’avait jamais oubliée. Et c’était souvent elle qui avait pris le dessus dans ses quelques maigres relations. Et à nouveau, Gill l’avait laissée prendre le dessus. Quitte à briser sa plus belle histoire d’amour. Les fêtes de fin d’année approchent et Gill s’est dit qu’il serait temps de rentrer. Alors c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait mis ses peurs de côté, pris le premier bus et était revenue à Canterbury. Une boule au ventre ne l’avait pas quittée. Et à chaque réveil, elle revenait. Etait-il toujours en ville ? Elle n’en savait rien. Gill n’allait pas se laisser abattre. Elle n’allait pas non plus rester enfermée dans son petit appartement de peur de le recroiser. Alors un beau jour, alors que le vent glacé se faufilait dans ses cheveux, elle entra dans le premier bar qu’elle vit. Lady Luck. Gillian savait qu’il avait pour habitude d’y aller. Mais elle le connaît et frileux comme il est, il ne serait jamais sorti avec un temps pareil. Mais à ce moment-là, elle ne savait pas qu’elle allait se tromper. Elle regarda les alentours. Rien n’avait changé. Elle retira son bonnet à pompon rouge, se débarrassa de son parka kaki. Gill se sentait comme une étrangère dans ce lui où elle avait pourtant l’habitude de se rendre en compagnie de Rick. Et puis son regard balaya la salle. Et s’arrête sur lui. Non, ce n’était pas vrai. Elle n’était revenue que depuis deux jours. Et la première personne qu’elle croisait, c’était lui. Son coeur s’emballa. Ses joues s’enflammèrent. Gill avait fui depuis trop longtemps, alors elle avança d’un pas lent. Une fois à sa hauteur, elle ne dit rien. Il n’avait pas changé. Son prénom s’échappa de ses lèvres, tel un murmure. Elle frissonna. - Salut .. Cette entrée en matière était pitoyable. - Je peux ? Dit-elle en désignant le tabouret libre à ses côtés.

Son cœur se serre, il lutte pour ne pas laisser les souvenirs reprendre le flot. Mais comment y arriver, alors que son âme toute entière lui reste dévouée? Il n'a rien oublié, rien laissé de côté. Tous les instants sont là, présents, réels, comme s'ils dataient d'hier. Mais la réalité était bien plus décevante. Trois années. Trois années à trimer comme un chien pour cicatriser, à constamment se demander où elle est, avec qui. Mais surtout, à se demander pourquoi. Si au début il avait essayé de comprendre qu'un tel engagement puisse effrayer, aujourd'hui il s'y refusait. Stop aux bonnes excuses et aux mensonges, il n'était plus à même de comprendre, ni même d'essayer. Il avait continué son chemin, sans elle, et les ronces acérées qui ont éclairé son chemin avaient laissé leur marque sur sa peau. Et dire qu'ils se retrouvaient là, des années après, comme s'ils étaient de parfaits étrangers. A ce lieu même qu'ils avaient fréquentés ensemble, à ces baisers qu'ils avaient échangés, cette complicité qui les avait lié. Le temps ne guérit certes pas les blessures, mais sans lui il n'aurait pu supporter cette confrontation. - Je t'en prie. - Un frisson lui parcourut l'échine alors qu'elle s'installait à ses côtés. Il avait envie d'être n'importe où, sauf ici. Il avait envie d'être auprès d'elle, et pourtant plus loin encore. Il tenta de boire, quelques gorgées, pour se donner du baume au cœur. Mais réflexion faite, un cognac ou un whisky auraient été de bien meilleurs alliés. Ses mains pianotent nerveusement sur la table, il ne sait que faire. Que dire. - Alors, il cherchait ses mots, souhaitant combler ce vide glacial au plus vite. Une inspiration, un léger éclaircissement de voix, et le voilà qui tente à nouveau. T'es revenue y a longtemps? - Banales banalités échangées, et il se détestait pour ça. Mais il avait peur de céder à la colère, à la rancœur. Peur qu'elle ne prenne la fuite une fois de plus. - Ça fait un sacré bout d'temps, pas vrai? - Un rire nerveux se coince dans sa gorge, pour n'en sortir qu'un léger rictus sans sourire. Et une nouvelle fois il porte le verre à ses lèvres, avant de faire signe au serveur pour une nouvelle tournée. Il allait en avoir besoin.

La douleur qu’elle pouvait ressentir était intense. Plus que ce qu’elle ne le voulait. Car en revenant ici, elle ne se serait jamais doutée que ça allait être aussi compliqué. Elle avait eu le malheur de penser qu’après trois ans, elle irait mieux. Mais elle s’était bien trompée la petite Gill. Et ce n’étant pas en se rendant dans cet endroit qui allait changer ce qu’elle ressentait. Car ils avaient l’habitude de venir au Lady Luck. Des baisers échangés, leur corps collé pour danser. Parce que Gill elle aimait ça. L’ennuyer et l’emmener sur la piste de danse. Il lui manque. Bordel qu’il lui manque. Mais il a dans son regard cette haine. Elle peut le comprendre. Après son départ, il a essayé de la contacter. Par tous les moyens possibles. Mais Gill s’était faite invisible. Elle était restée des jours entiers dans son appartement à seulement quelques heures de Canterbury. Son téléphone sonnait presque toutes les vingt minutes. Avec un seul et même nom sur son écran : Rick. - Merci. Gill s’installa à ses côtés. Son parfum n’avait pas changé. Elle frissonna. C’était celui qu’elle lui avait offert un jour d’anniversaire. Et visiblement, il l’avait aimé. Elle sourit intérieurement. Mais ne laisse rien paraître. De peur de le brusquer, qu’il pense qu’elle trouve ça drôle. Mais ce n’était pas le cas. Elle aussi, elle était brisée. Gill aurait pu revenir plus tôt. Lui parler. Lui dire qu’elle n’était pas prête. Peut-être aurait-il compris et tout aurait continué. Ils auraient continué à s’aimer. - Il y a deux jours, à vrai dire. Trois ans. Oui elle avait attendu trois ans avant de revenir. Mais elle n’était pas prête à revenir plus tôt. Il pouvait lui en vouloir, décharger sa haine sur elle. Peut-être elle resterait. Peut-être elle partirait. Elle ne sait pas encore. Car elle ne sait pas comment il va réagir. Gill aimerait lui tenir la main, lui dire ô combien elle était désolée. Désolée d’avoir fui, d’avoir brisé leur relation, de lui avoir brisé le cœur. D’avoir tout gâché. Ils avaient tout pour être heureux pourtant. Mais le mal était fait. - Trois ans. Dit-elle sans broncher, sans frémir. Gill se posa des questions. Avait-il trouvé quelqu’un d’autre ? Etait-il en couple ? Elle n’en savait rien. Elle voulait savoir, pourtant. - Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Gill montra sa jambe d’un signe de tête. Peut-être essaya-t-elle de changer de conversation, afin d’éviter le pire.