Toute la journée, Adalyn n’avait rêvé que d’une seule chose : plonger dans un bain presque bouillant avec son bouquin, un verre de vin et ses clopes. C’était le genre de journée où un rien lui faisait prendre les nerfs. Ses clients étaient tous des idiots à ses yeux, et ses collègues qu'elle appréciait en temps normal n’étaient plus que de prétentieux arrogants qui ne méritaient pas leur place. Évidemment, elle ne laissait pas transparaître ses réelles émotions, se contentant d’afficher un large sourire et de faire la conversation avec légèreté. C’était juste un mauvais jour, il ne fallait pas chercher à en comprendre la raison. Sur le chemin du retour, elle avait écouté à tue-tête des vieilles chansons populaires des années 90, histoire de se mettre un peu de bonne humeur. En passant le seuil de la porte, elle réalise que ça lui a réussi, elle se sent le cœur un peu plus léger. Peut-être même qu’elle aura assez d’énergie pour cuisiner quelque chose, ça fera changement de manger un truc préparé avec amour. Elle fait souvent affaire avec un excellent traiteur qui lui livre ses repas, mais reste que ce n’est pas la même chose. Elle entend un peu de bruit dans le living room, devine qu’elle n’est pas seule à la maison. Normalement, Elijah se trouve à l’hôpital, et son cœur se serre un peu face à l’éventualité d’être seule avec Nikholas. Avec un peu de chance, elle pourra filer à l’étage sans le croiser, et passer une bonne partie de la soirée dans la salle de bain. Puis elle s’enfermera dans sa chambre pour travailler sur quelques dossiers urgents. La situation n’a pas besoin d’être bizarre… pas vrai?

Elle retire ses talons et sa veste, puis marche tranquillement vers l’escalier menant à l’étage, tournant instinctivement la tête vers le living room. Un simple coup d’œil ne peut pas faire de mal. Mais elle est surprise de ce qu’elle voit. S’attendant à croiser du regard ce mec qui la chamboule trop depuis quelques mois, son regard se pose plutôt sur son meilleur ami. Aussitôt, elle sait que quelque chose cloche, elle le connaît trop pour ignorer qu’il dégage un état de pure détresse. « Eli?! » Elle fait quelques pas vers lui, s’assoit à ses côtés sur le fauteuil, prenant ses mains dans les siennes. Et c’est là qu’elle apprend. Elijah a perdu un patient, et pas n’importe lequel. Un patient qui avait une place particulière dans son cœur, et qui est mort sur la table d’opération. Elle pleure avec lui, parce qu’elle ressent sa douleur, parce qu’elle ferait n’importe quoi pour arracher la souffrance qui happe de plein fouet son meilleur ami pour la subir elle-même.


Près d’une heure plus tard, deux bouteilles de vin vides sont tombées sur le sol, alors qu’Adalyn s’acharne pour en ouvrir une autre. « On devrait acheter des twist cap la prochaine fois… », grommelle-t-elle mollement en tirant plus fort. Le bouchon résiste encore un moment, puis glisse dans un petit bruit sourd, et elle pousse un cri de joie en portant la bouteille à ses lèvres, avant de la tendre à Elijah. « J’ai trop envie de fumer, et il fait froid. Alors prends en une, d’accord? D’accord. » Sa phrase ne fait pas de sens, mais elle s’en fiche bien. Elle se contente de sortir deux cigarettes de son paquet et d’en tendre une à Elijah, l’avertissant d’un regard qu’il ferait mieux de ne pas refuser. Elle allume la sienne puis lui tend son briquet, poussant un long soupir de soulagement alors que la bouffée de nicotine envahit ses poumons. « Ça va aller. Tu verras. » Elle voudrait se livrer dans un grand discours pour lui prouver que, justement, tout ira bien. Mais la tête lui tourne un peu, et elle est certaine qu’Eli peut lire dans ses pensées tout ce qu’elle n’arrive pas à formuler. Ils sont comme deux parties d’un même tout, il n’est pas nécessaire qu’ils se parlent pour qu’ils se comprennent parfaitement. Elle se contente donc d’appuyer sa tête contre son épaule et de lui prendre la main, portant celle-ci à ses lèvres pour y déposer un baiser. Et c’est là qu’elle le remarque. Nikh. Sa respiration se bloque, alors qu’elle le dévisage du regard pendant quelques instants. Elle ressent aussitôt un fourmillement dans son estomac, se demande si elle n’a pas trop bu. Mais non, c’est juste sa présence qui lui fait cet effet… Quelle situation merdique. « Hey! Tu en veux? », dit-elle en guise de bonjour en lui tendant la bouteille.

« Dr. Hopkins, le patient est en asystolie! » « Putain… PUTAIN! » S’emporte Elijah dans un bref moment de panique. Tout en massant délicatement le cœur ouvert, il observe attentivement le moniteur signalant une détresse plus qu’évidente. Calmement, il formule « Injectez une dose d’adrénaline immédiatement et préparez le défibrillateur. » « Toujours asystolique, Dr. » « Son cœur  n’était pas prêt pour une telle opération, Dr. Hopkins. », Ignorant volontairement les paroles d’une interne assistant à cette opération, Elijah poursuit, tout en massant manuellement l’organe vital de son patient « Injectez une seconde dose d’adrénaline. Où sont les palettes, bordel?! », L’infirmière lui tend soigneusement les palettes qu’il place avec précision de chaque côté du cœur. « Chargez le courant à vingt. » Il darde son regard sur le moniteur tout en avisant l’équipe qu’il est prêt pour la charge. Le cœur sursaute. « Aucune réponse. » « Chargez à cinquante! Prêt! » Le cœur sursaute. « Rien, Dr… » « Soixante! » « Elijah, son cœur ne résisterait pas un tel choc! Arrête! » « Soixante, bordel! Prêt! » Le cœur sursaute.
Rien.

« Cela fait vingt minutes que nous essayons de le ranimer… C’est terminé, Elijah… » « Je n’ai pas terminé d’essayer! Il y a plusieurs façons de- » « Dr. Hopkins- » « J’ai dis non! », S’entête Elijah tout en observant le moniteur, en attente d’une quelle conque réponse… Un signe. Quelque chose! Ses mains, soigneusement déposées sur l’organe, serrent et desserrent le cœur avec une telle expertise qu’on ne peut que dire qu’il est né pour une telle profession. Il le fait battre. Il le garde en vie avec un infime espoir que d’un moment à l’autre, ce cœur battra sans son aide. En vain… « Fais l’appel. Fais l’appel, ou je le ferai moi-même. » C’est irrationnel. C’est insensé. Cet espoir, cette volonté inexplicable de défier la science. Cette vaine tentative de prouver que tout ce qui a été imprimé dans les livres est faux. Que son patient est le 1%… Son regard se pose sur l’interne qui l’observe avec intensité. Ils l’observent tous. Certains avec pitié, d’autres avec agacement, mais la majorité ne tiennent qu’à de simples mots. Un signal prononcé par un spécialiste pour qu’ils puissent tous retourner à leur boulot, leur quotidien. Ils attendent, tenus en haleine comme si un évènement d’une haute importance ne venait pas de se produire. Comme si un homme ne venait pas de perdre la vie dans sa salle opératoire. Ils l’observent, banalisant une situation dont l’importance ne devrait être minimisé. Ils l’observent et il ne peut que continuer son massage cardiaque, refusant d’accepter ce qui Est. Acte baigné d’un espoir qui ne devrait pas se manifester avec autant d’insistance, surtout pour un chirurgien. Un espoir destiné à s’effriter. La fin de M. Stevens fut imminente, mais elle provoque néanmoins un bouleversement fulgurant. Un soupir mêlant impatience et agacement se libère des lèvres de l’interne, cette dernière retirant subitement son masque, prête à faire l’appel dont Elijah redoute. Relâchant ultimement l’organe, il retire son masque à son tour et murmure d’une voix brisée : « Heure du décès, 15h37. »

« Qu’est-ce qu’il t’es arrivé, Hopkins? » Dans le corridor et dos à sa collègue, Elijah glisse ses deux mains au niveau de ses hanches, dégageant par le fait même son sarrau. Ses mains doivent être occupées. Il doit les garder occupées sans quoi elles se retrouveraient autour du cou de cette idiote d’interne! Pivotant face à elle, il la foudroie du regard lorsqu’elle poursuit, éhontée :  « Tu savais que cette chirurgie allait le tuer. Tu le savais et tu l’as traîné dans cette salle quand même! M. Stevens était voué à la mort la seconde où il a traversé les portes de cet hôpital pour la cinquième fois. Malgré tout, tu as quand même passé vingt minutes à tenter de le ranimer!! Pour quoi faire?! » « Pourquoi?... Pourquoi, selon-toi?! » siffle-t-il entre ses dents serrées. « Pourquoi ai-je tenté de le ranimer? Pourquoi tentons nous de ranimer un patient, Dr. Lewis?! Pourquoi est-ce que nous nous efforçons de faire le travail nécessaire afin de garder nos patients en vie? Pourquoi arrêtons-nous notre travail afin de venir en aide à un patient en détresse cardiaque? » Silence. « Pourquoi est-ce que nous donnons corps et âme afin de ranimer un patient qui, arrivant dans cette putain d’hosto, est mort à la base? Pourquoi est-ce qu’on passe des heures à essayer! Pourquoi essayer alors que le putain de trait nous nargue sur le moniteur et que ce putain de trait insiste, insiste et INSISTE sur le fait que c’est une perte de notre putain de temps et que nous devons nous concentrer sur nos autres patients plutôt que de sauver ceux et celles qui n’ont plus besoin de notre aide! Dis-moi, Dr. Lewis, pourquoi est-ce qu’on tente de garder nos patients en vie? Pourquoi on les ranime malgré tout? » Elle glousse. Ils observent tous silencieusement. « Pour que nous puissions dire à la famille- » « - que nous avions fait tout de notre possible. » tranche-t-il brusquement avant d’entamer le pas pour s’éloigner de l’interne Lewis. Toutefois, à mi-chemin, il s’immobilise et se tourne une nouvelle fois vers elle. « Lewis..Tu es coupée de mon département. Définitivement. »

« Fuck Lewis! Right? C’t’une chirurgienne vouée à l’échec de toute façon… Elle n’est pas jolie non plus… » Avoue-t-il mollement tout en haussant les épaules. Il prend une longue, très longue gorgée de vin avant de retirer la bouteille de ses lèvres, grimaçant lorsque l’alcool lui réchauffe l’oeusophage. « J’ai trop envie de fumer, et il fait froid. Alors prends en une d’accord? D’accord. » « D’accord, c’est juste… » Acquiesce Elijah, sans renfrogner. Il place maladroitement la cigarette à ses lèvres, après l’avoir échappé deux fois sur le plancher et entre deux fous rires. Il l’allume et en tire une longue latte, qu’il rejette brusquement par une quinte de toux. « J’crois que j’vais vomir… Et la mort de M. Stevens en est principalement la cause… » « Ça va aller, tu verras. » Nichant sa tête dans le creux de l’épaule d’Adalyn, il se serre davantage contre elle tout en fermant les yeux, sa main caressant délicatement la cuisse de sa meilleure amie. Oh putain, ça tourne… Il entend soudainement la porte s’ouvrir et se refermer. N’ouvrant qu’un œil, il porte son regard sur la source de tout ce bruit et découvre le beau, grand, virile Nikholas… Dear lord! « Oh my God. C’est Nikh… », Murmure-t-il pas si subtilement. « T’as raison, c’est vrai qu’il est be- » « Hey! Tu en veux? » « Niiiikh! Prends du viiin… On se fait une soirée trop sympa. Sans morts… Sans collègues stupides et incompétents… Alleeeez… »

Elijah. Ta. Gueule.